• Pour le raconter lui, il me faudra du temps. Du temps et plusieurs essais assurément. Quand je repense à notre histoire, à notre mariage, ce n’est jamais linéaire. Les images et les souvenirs se bousculent, se croisent et s’entrechoquent. J’essaie de me souvenir aussi du bon, mais le pire est prédominant. Il est ma plus belle illusion et mes plus grandes désillusions. Il est probablement celui que j’ai le plus aimé, le plus mal aimé, celui qui est détenteur d’un amour aveugle et qui n’avait pas compris grand-chose. Pourtant, il est un amour sans bornes, sans limites, totalement déraisonnable. De la déraison il m’en aura fallu, pour m’y précipiter, m’y accrocher et m’y emprisonner jour après jour.

    La première fois que je l’ai vu, c’était au lycée professionnel. Je débutais mon année de BTS. Je n’avais avant lui connu personne, enfin pas vraiment. J’avais bien fricoté avec un garçon lors de la soirée de bizutage. Je ne me souviens même pas de son prénom. Brun, les cheveux bouclés, plein d’assurance et en deuxième année.  Il m’avait raccompagnée, écoutait The police et m’aurait bien tirée sur sa banquette arrière. Mais, vierge et inexpérimentée je lui avais bien dit que je n’envisageais pas ma première fois de la sorte. Il avait ravalé sa frustration, en était resté là. Nous en étions restés là. Plus de son, plus d’image et je ne crois même pas l’avoir recroisé un jour. Mais cela m’avait quand même rassurée. Je pouvais être avec un garçon, je pouvais toucher et être touchée. Je me sentais libérée de ma panoplie de gourde coincée.

    Ce matin-là en sortant en récréation, du haut de la plate-forme des escaliers, un groupe de personnes m’a interpellée. A droite, dans ce groupe, il était là. Cheveux châtain foncé, mi-longs, veste moutarde, jeans et un petit foulard noué autour du cou. Assez dandy, d’une certaine manière. Un peu BCBG peut-être mais avec un large sourire. Mes jambes se sont dérobées et j’ai cru tomber, ratant une marche. Je me suis approchée du groupe. Ça m’a fait sourire car ils parlaient de Casimir. Il faut savoir de moi, que je suis restée bloquée sur les animés et autres programmes de mon enfance. Alors que ce garçon rayonnant soit en plus en train de discuter de ce sujet, je me suis dit : « banco ! il est parfait pour toi. » Comme quoi, le destin, le coup de foudre, ça ne tient à rien. Vraiment à pas grand-chose. Je dois avouer que je l’ai voulu ce garçon ! Je m’en veux aujourd’hui, d’avoir fait des pieds et des mains pour qu’il me remarque. Je m’en veux de l’avoir coincé un jour dans les couloirs pour lui adresser la parole. Je m’en veux d’avoir demandé qu’on sorte ensemble un soir pour faire connaissance. Cette soirée pour autant reste un très chouette souvenir. Les Dubliners, bar fermé depuis. Ambiance irlandaise, groupe de musique, petite table dans un coin, Irish coffee, lumières tamisées… nous avons beaucoup discuté, nous avons ri, nous avons vraiment passé un excellent moment. En sortant nous nous sommes embrassés. C’était le début d’une histoire qui durera vingt ans, qui perdure aujourd’hui sous une autre forme. Toute une vie, presque toute ma vie, et qui continue d’agir encore aujourd’hui dans ma vie.


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  • Au-delà de la réalité violente, il y avait une autre violence dans ma vie. Plus perverse, discrète. Mais, c’est celle qui m’a le plus affectée. Bizarrement, étant relativement protégée de la violence environnementale, cette violence me frappait de plein fouet, en plein cœur. Tout autant que la peur s’est imprimée en moi comme environnement « normal », cette violence émotionnelle est devenue le mode de communication et de relation interpersonnelle quotidien. Symboliquement, je n’ai créé aucun autre référent relationnel que le rejet, l’animosité, les reproches et les remises en question.  Toute mon enfance est marquée par des regards de dégoûts, de réprimandes, de négativité. J’ai grandi avec une injonction qui sonnait comme une accusation et comme une condamnation : « tu es comme ton père ».

    Ma grand-mère maternelle je crois, m’a toujours détestée. Et ma mère n’a jamais eu de cesse de dire combien elle m’aimait mais, cet amour avait un prix que je n’ai jamais su payer. Elle m’aimait : elle m’élevait, m’éduquait, me nourrissait, m’habillait, bref, elle subvenait à tous mes besoins matériels. Certes, il n’y avait aucun luxe, nous n’avions pas les moyens et bien souvent cette pauvreté m’a blessée. Je nourris d’aussi loin que je m’en souvienne une rage incommensurable contre les injustices sociales et les différences de classes. D’autant que la plupart de mes amies étaient d’un niveau social bien supérieur au mien. J’avais donc sous les yeux, tout ce que je n’avais pas et ce qui ne m’était pas destiné. C’est la troisième violence dans laquelle je me suis construite. Mais j’y reviendrai peut-être plus tard. Pour l’heure, je me souviens surtout des vexations et des limitations qui m’ont été « offertes » de manière répétée par mon entourage. Enfin, essentiellement par ma mère et sa mère. Bien que je ne visse ma grand-mère que cinq semaines par an, son dégoût et son rejet étaient si forts qu’ils m’accompagnaient même en dehors de sa présence. Mes cousines, mes oncles et tantes, mon grand-père me manquaient durant les longs mois que je considérais comme un exil, mais ma grand-mère, pas du tout. Pourtant j’aurais bien enduré tous les mauvais moments pour pouvoir vivre en Espagne.

    Enfin venons-en à ma mère. Et en préambule, je tiens à dire que je n’ai plus ni rancœur, ni colère envers elle. J’ai ressenti tout cela un temps et il me reste de la nostalgie et de la tristesse, des espoirs déçus. Aujourd’hui je sais qu’elle n’a fait que comme elle a pu. Elle n’aurait pas su faire autrement, de toute façon. Toutes ses attitudes étaient induites par sa propre histoire, ses propres peurs, ses propres limitations. Elle s’est construite sur des schémas et des croyances qui ne laissent pas de place aux émotions, à la bienveillance ou au dialogue. Pour autant, et bien que je l’explique, j’ai du mal à totalement pardonner. Je comprends, intellectuellement c’est acquis, mais émotionnellement je reste à vif. Ma mère est d’ailleurs une des seules personnes qui parvient à me mettre en colère par sa seule présence, ses regards, ses non-dits, ses jugements silencieux mais réels ou ses remarques.

    Ma mère ne sait pas dire ce qu’il y a de bien. Elle est incapable de dire des choses positives. Même quand on lui demande de citer deux ou trois choses qui lui ont fait plaisir dans la journée elle n’en trouve que péniblement une, et jamais de manière spontanée. Autant dire que les compliments étaient rares, pour ne pas dire inexistants. Je me souviens surtout des remarques : trop grosse pour la danse, pas assez gracieuse, pas coquette (mais la seule coquetterie d’une femme est de sentir le savon, merci les injonctions contradictoire), pas féminine (mais ne cherchons pas à plaire car les garçons sont tous des salauds), ressemblant à une sorcière à cause de mes cheveux trop indisciplinés, trop gueularde, trop contestatrice, pas assez travailleuse, trop rêveuse, trop ceci, pas assez cela etc. etc.

    Ma mère a ancré en moi la certitude qu’on peut aimer tout en disant des méchancetés, en dévalorisant, en humiliant. Tout était en place pour l’épisode à venir. Si on rajoute à cela, les tabous sur le corps et les malaises liés à la sexualité et même tout simplement aux relations amoureuses, je n’avais aucune chance de créer des rapports interpersonnels équilibrés.

    J’ai par ailleurs développé les croyances que j’étais inadaptée, mal dégrossie, trop grosse, pas jolie, et pas éduquée voire pas éducable. Pire que tout, je me suis persuadée que je n’étais pas digne d’amour.

    Tout pour faire un beau mariage en somme ….


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  • Et s’il fallait se raconter… Se raconter non pour oublier mais faire la paix.

    Quand le fardeau est trop lourd, qu’il vous leste et vous fait plonger.

    On a toujours dit que la parole lavait. J’ai du mal à parler, je suis tellement plus à l’aise pour écrire. Cela me semble moins impudique. Pourtant, le diffuser peut en être une forme. Mais quoi qu’il advienne, je crois qu’il faut livrer sa parole pour s’en libérer. Alors, que je sois lue ou non, l’essentiel est pour moi, de délivrer ma parole, pour délivrer mon histoire.

     

    Je suis née dans une famille d’immigrés. Le vilain mot n’est-ce pas ? Remarque qui n’a peut-être pas sa place ici, en fait. Mais tout de même. Je crois que les remarques du genre « rentre chez toi », le fait qu’on m’appelle invariablement « l’espagnole » ici et « la française » là-bas, ont forgé quelque chose de mes convictions politiques. J’ai très rapidement forgé la conviction que je n’étais de nulle part et donc de partout. J’ai compris l’absurde et le danger de « l’identité », de la cristallisation de son ego sur une nationalité.

    Bref…

    Mon père était un homme plein de talents dans son métier. Il avait la réputation d’être intelligent et plutôt cultivé. Ce n’était pas une vulgaire bête de somme. Pourtant il était bestial. Alcoolique et dangereux comme un animal blessé. Et blessé, je crois qu’il l’était. Je ne connais pas bien son histoire, son passé. Tout cela est flou pour moi. D’ailleurs il y a des incohérences dans ce qu’on m’a raconté. Dans le sordide, il y a le fait que le médecin aurait été obligé d’écarter les jambes de sa mère de force. Elle serrait les cuisses pour qu’il ne sorte pas, ou en tout cas pas vivant. Je me suis toujours dit qu’il avait manqué d’oxygène à la naissance. Ça aidait à expliquer qu’il manque de contrôle et qu’il ait des propensions à la violence.Par contre, à côté de cela, ma grand mère aurait couvert toutes ses frasques, toutes ses erreurs et ses malhonnêtetés.

    J’ai peu de réels souvenirs de mon père. D’ailleurs, un de ces souvenirs, le seul vraiment positif, est soi-disant inventé. Si j’en crois ma mère. Alors, faisons le point. Quels sont mes souvenirs ?

    Commençons par ce vrai, faux souvenir. C’est un micro souvenir. Plus un ensemble de sensations. Je revois et surtout je ressens le dos large de mon père. Je suis assise dessus et il nage. Il nage en me portant sur le dos. J’ai le sentiment que c’est en Espagne, compte tenu de la chaleur et la luminosité, et je pense que je suis toute petite. Mais rien de plus précis.

    Un soir de nouvel an. Ma mère et ma sœur dorme dans notre chambre, à ma sœur et moi. Cela fait des semaines que ça dure. Ma mère ne dort plus que là et moi je dors dans le canapé-lit du salon. Je sais que c’est le nouvel an par les émissions à la télévision. Je suis couchée mais je ne dors pas. Mon père est là, à table, il regarde probablement la télé et c’est pour ça qu’elle est encore allumée. Et puis, sonnent les douze coups de minuit et mon père se lève et me souhaite une bonne année. Je sais que je suis la seule à qui il souhaitera la nouvelle année, je serai la seule à l’embrasser. Ça me fait plaisir et en même temps je sais que cela me met encore plus en position de paria. Je suis la seule à ne pas subir sa violence, pas directement. Je pense que ma mère en est soulagée et en même temps, on me le reproche, comme si j’étais complice. Si je ne fais pas partie de ses victimes c’est que je ne suis pas non plus tout à fait dans leur camp.

    Pour le reste, il n’y a que des images de cris, de disputes, de coups portés, de peurs… La peur a été mon compagnon de route d’aussi loin que je me souviens.

    L’odeur ignoble de tabac froid dans la voiture, ma mère qui suppliait d’être plus prudent et la chappe de silence inquiète qui pesait sur tous les passagers chaque fois qu’on prenait la route.

    Les soirées, notamment au centre espagnol, qui finissaient inlassablement et irrémédiablement de la même manière : mon père imbibé d’alcool, ma mère faisant des reproches et les menaces, les disputes, les cris.

    Je me rappelle d’un soir en particulier où ma mère a fini la tête au-dessus du lavabo, arcade sourcilière ouverte. Je crois bien que le mari de ma sœur l’a emmenée se faire recoudre.

    Et puis, ce Noël, le dernier je pense. Nous étions chez ma sœur. Il était déjà tard et nous l’attendions. Il est bien évidemment arrivé après avoir déjà fêter la fête… Il avait pour ma nièce qui était encore un bébé (elle devait avoir dans les deux ans je pense) une peluche monstrueuse. Un renard miteux, je me suis dit qu’il aurait très bien pu le récupérer dans une poubelle, pour qu’il soit si laid. Mais il a fait un tel scandale que ma nièce et moi avons fini sous la table, protégées du tumulte par le fin tissu de la nappe. Ma nièce a eu peur, longtemps, du père Noël après ça...

    Plus que des souvenirs, j’ai des flashs, des images qui se bousculent. Elles n’ont pas d’ordre ou même parfois je n’arrive pas à vraiment les mettre au clair. Ils sont là, dans une espèce de brouillard. Je ne sais pas bien si c’est un filtre que mon esprit à créer pour me protéger ou si c’est juste l’état de non présence que j’ai créé en système de défense à l’époque.

     


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