• Chronique d'une obscurité annoncée (1)

    Et s’il fallait se raconter… Se raconter non pour oublier mais faire la paix.

    Quand le fardeau est trop lourd, qu’il vous leste et vous fait plonger.

    On a toujours dit que la parole lavait. J’ai du mal à parler, je suis tellement plus à l’aise pour écrire. Cela me semble moins impudique. Pourtant, le diffuser peut en être une forme. Mais quoi qu’il advienne, je crois qu’il faut livrer sa parole pour s’en libérer. Alors, que je sois lue ou non, l’essentiel est pour moi, de délivrer ma parole, pour délivrer mon histoire.

     

    Je suis née dans une famille d’immigrés. Le vilain mot n’est-ce pas ? Remarque qui n’a peut-être pas sa place ici, en fait. Mais tout de même. Je crois que les remarques du genre « rentre chez toi », le fait qu’on m’appelle invariablement « l’espagnole » ici et « la française » là-bas, ont forgé quelque chose de mes convictions politiques. J’ai très rapidement forgé la conviction que je n’étais de nulle part et donc de partout. J’ai compris l’absurde et le danger de « l’identité », de la cristallisation de son ego sur une nationalité.

    Bref…

    Mon père était un homme plein de talents dans son métier. Il avait la réputation d’être intelligent et plutôt cultivé. Ce n’était pas une vulgaire bête de somme. Pourtant il était bestial. Alcoolique et dangereux comme un animal blessé. Et blessé, je crois qu’il l’était. Je ne connais pas bien son histoire, son passé. Tout cela est flou pour moi. D’ailleurs il y a des incohérences dans ce qu’on m’a raconté. Dans le sordide, il y a le fait que le médecin aurait été obligé d’écarter les jambes de sa mère de force. Elle serrait les cuisses pour qu’il ne sorte pas, ou en tout cas pas vivant. Je me suis toujours dit qu’il avait manqué d’oxygène à la naissance. Ça aidait à expliquer qu’il manque de contrôle et qu’il ait des propensions à la violence.Par contre, à côté de cela, ma grand mère aurait couvert toutes ses frasques, toutes ses erreurs et ses malhonnêtetés.

    J’ai peu de réels souvenirs de mon père. D’ailleurs, un de ces souvenirs, le seul vraiment positif, est soi-disant inventé. Si j’en crois ma mère. Alors, faisons le point. Quels sont mes souvenirs ?

    Commençons par ce vrai, faux souvenir. C’est un micro souvenir. Plus un ensemble de sensations. Je revois et surtout je ressens le dos large de mon père. Je suis assise dessus et il nage. Il nage en me portant sur le dos. J’ai le sentiment que c’est en Espagne, compte tenu de la chaleur et la luminosité, et je pense que je suis toute petite. Mais rien de plus précis.

    Un soir de nouvel an. Ma mère et ma sœur dorme dans notre chambre, à ma sœur et moi. Cela fait des semaines que ça dure. Ma mère ne dort plus que là et moi je dors dans le canapé-lit du salon. Je sais que c’est le nouvel an par les émissions à la télévision. Je suis couchée mais je ne dors pas. Mon père est là, à table, il regarde probablement la télé et c’est pour ça qu’elle est encore allumée. Et puis, sonnent les douze coups de minuit et mon père se lève et me souhaite une bonne année. Je sais que je suis la seule à qui il souhaitera la nouvelle année, je serai la seule à l’embrasser. Ça me fait plaisir et en même temps je sais que cela me met encore plus en position de paria. Je suis la seule à ne pas subir sa violence, pas directement. Je pense que ma mère en est soulagée et en même temps, on me le reproche, comme si j’étais complice. Si je ne fais pas partie de ses victimes c’est que je ne suis pas non plus tout à fait dans leur camp.

    Pour le reste, il n’y a que des images de cris, de disputes, de coups portés, de peurs… La peur a été mon compagnon de route d’aussi loin que je me souviens.

    L’odeur ignoble de tabac froid dans la voiture, ma mère qui suppliait d’être plus prudent et la chappe de silence inquiète qui pesait sur tous les passagers chaque fois qu’on prenait la route.

    Les soirées, notamment au centre espagnol, qui finissaient inlassablement et irrémédiablement de la même manière : mon père imbibé d’alcool, ma mère faisant des reproches et les menaces, les disputes, les cris.

    Je me rappelle d’un soir en particulier où ma mère a fini la tête au-dessus du lavabo, arcade sourcilière ouverte. Je crois bien que le mari de ma sœur l’a emmenée se faire recoudre.

    Et puis, ce Noël, le dernier je pense. Nous étions chez ma sœur. Il était déjà tard et nous l’attendions. Il est bien évidemment arrivé après avoir déjà fêter la fête… Il avait pour ma nièce qui était encore un bébé (elle devait avoir dans les deux ans je pense) une peluche monstrueuse. Un renard miteux, je me suis dit qu’il aurait très bien pu le récupérer dans une poubelle, pour qu’il soit si laid. Mais il a fait un tel scandale que ma nièce et moi avons fini sous la table, protégées du tumulte par le fin tissu de la nappe. Ma nièce a eu peur, longtemps, du père Noël après ça...

    Plus que des souvenirs, j’ai des flashs, des images qui se bousculent. Elles n’ont pas d’ordre ou même parfois je n’arrive pas à vraiment les mettre au clair. Ils sont là, dans une espèce de brouillard. Je ne sais pas bien si c’est un filtre que mon esprit à créer pour me protéger ou si c’est juste l’état de non présence que j’ai créé en système de défense à l’époque.

     

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