• Chronique d'une obscurité annoncée (8)

    A ce stade, on peut commencer à se demander pourquoi j’endurais tout cela. Malgré ma programmation, n'aurais-je pas pu réagir ? Oui, s’il n’y avait eu que cela, peut-être l’accumulation m’aurait-elle permis de me révolter.

    Mais, il était brillant, cultivé, drôle aussi. Et de manière contradictoire il pouvait m’humilier et me diminuer, tout autant qu’il me poussait à croire en mes capacités professionnelles, à prendre des initiatives, à être ambitieuse. Je ne comprenais pas alors, que ma valeur dépendait de ma valeur pécuniaire et de ma réussite sociale. Je croyais sincèrement qu’il croyait, que juste, il croyait en moi.

    En parallèle, il disait à notre entourage combien j’étais admirable, combien il me trouvait exceptionnelle. Alors, comment ne pas douter ? Comment ne pas croire, que peut-être, comme il me le disait, seule l’histoire de ma famille, la nature de mon père, justifiaient mes résistances, expliquaient que je prenne mal ses remarques.

    Notre vie était une alternance de moments de grâces et de contre-coups. Chaque fois que je me sentais comme dans un rêve, chaque fois que je baissais la garde, chaque fois que je jouissais du bonheur d’être avec un être que je considérais comme exceptionnel, que je trouvais unique et irremplaçable, une remarque assassine, un regard, un geste m’emplissait de gêne, de peur.

    Et pourtant, combien je l’ai aimé, admiré, vénéré. Parce que je ne peux nier que sur bien des aspects nous avons partagé des moments particulièrement uniques et positifs. Nous avons passé des nuits à rêver et à imaginer un avenir idéal. Avenir qui ne se réaliserait pas, en réalité. Nous avons passé des soirées entre amis durant lesquelles j’étais tellement fière de le voir briller. Et brillant, il pouvait l’être tout particulièrement en société.

    Nous avons fait des voyages magiques : Sénégal, Egypte, Malaisie, Indonésie, Thaïlande. Tous ces voyages, bien qu’il y ait eu pendant ces séjours des choses négatives, représentaient en soi, des chances inouïes, des opportunités invraisemblables, des privilèges que je ne pensais pas m’être accessibles sans lui. Ils représentaient aussi un bout du rêve que nous faisions, je croyais en commun. Nous projetions, et je l’ai cru longtemps, de vivre à l’étranger, nous expatrier et courir le monde tout en construisant notre famille.

    Nous partagions aussi un certain goût pour les arts. Sa grand-mère était aquarelliste, il aimait Kandinsky, savait apprécier les architectures. Il partageait ses coups de cœur musicaux, ses films préférés.

    Oui, au-delà de tout, nous partagions des moments anodins ou exceptionnels. Tous ces moments étaient pour moi, des moments inespérés. Je ne cessais de me dire et de me répéter combien j’avais de la chance. Combien il était incroyable que le petit rien que j’étais puisse avoir l’honneur de partager l’existence de cet être d’une perfection presque divine. J’étais amoureuse, folle amoureuse, déraisonnablement amoureuse. Je ne sais si on peut encore parler d’amour pour représenter cette démesure. Il était mon oxygène, tout mon horizon, il était ma raison d’être. J’étais convaincue que le ciel m’avait mise sur Terre pour l’aimer. Et qu’importait ses comportements ? Ils étaient dus à son histoire, à la trahison de sa précédente compagne. J’étais absolument certaine qu’avec tout mon amour et du temps, il finirait par être en confiance, il finirait par accepter tendresse et douceur. Je pensais le sauver alors que je me mettais en danger, sans même en prendre conscience. Plus je voulais lui prouver mon amour et plus il le mettait en question. Plus je tâchais de réguler mon physique, mes attitudes pour lui plaire, plus il devenait exigeant et tranchant. Mais rien ne pouvait m’empêcher de tout donner pour mettre en œuvre ma mission : le rendre heureux.

    C’est dans cette illusion que je me suis abîmée comme les navires attirés sur les récifs par le chant des sirènes. Je courrais à ma perdition, je coulais et j’étais volontaire à l’anéantissement. Je pense même avoir cru, que oui, si je détruisais tout ce que j’étais à l’origine, peut-être exhumerait-on de cette ruine un être digne de son amour, un être qu’il regarderait, si ce n’est comme son égal, au moins comme étant de son monde…

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